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Sortie du disque de Léo Belthoise : un manifeste sonore qui entend sublimer la relation entre le temps et le geste dans le paysage artistique contemporain.

 

 

Nous lui avons posé quelques questions sur son travail dédié aux musiques de Manon Lepauvre et Toshio Hosokawa.

 

 

Vous êtes un musicien particulièrement actif dans le domaine de la création contemporaine et vous ê

tes également un chambriste expérimenté. Pourquoi avoir choisi d’enregistrer ce disque de violon « non accompagné » ? 

Il y a de multiples raisons qui peuvent pousser un musicien à ce type d’exercice. Une affinité pour un répertoire et le désir de le partager, l’envie d’apprendre et de progresser par son exploration, une grande flexibilité de jeu.. La volonté de mettre en avant ses capacités instrumentales peut aussi avoir son rôle à jouer dans la partie. Dans tous les cas, un équilibre entre ces forces me semble nécessaire pour pouvoir porter un projet artistique sur le long terme. J’ai placé la rencontre et la collaboration avec des comp

ositeurs au centre de ma démarche d’interprète afin de proposer à l’écoute des œuvres nouvelles, et de se servir de cette musique fraîche pour ouvrir les oreilles à l’horizon des émotions. La réalisation de ce disque s’inscrit dans cette démarche, et le choix de s’y exprimer seul est venu naturellement.

Vous n’y êtes d’ailleurs pas entièrement seul, ce programme comporte une pièce combinant violon et dispositif électronique en temps réel écrite par la compositrice Manon Lepauvre. Comment en êtes-vous venu à collaborer pour sa réalisation ? 

Notre rencontre date de 2015 lorsque j’ai joué l’une de ses premières œuvres pour quintette ainsi que Jeux d

e Lumière pour violon et soprano. Par la suite nous avons envisagé l’idée d’une pièce qui exploiterait les possibilités de mon instrument, Manon a alors proposé de l’écrire sous cette forme afin d’aller le plus loin possible dans l’expérience immersive du son : placer le jeu soliste dans une mise en scène spatialisée ouvre les portes d’un monde où les possibilités de développement sont décuplées. Ys I pour violon et électronique a été rapidement suivi d’une version orchestrée, Ys II pour violon et ensemble, et nous avons pu créer ces deux pièces au festival du GRAME à Lyon en 2020. Elles sont toutes deux merveilleuses à jouer et exigeantes dans leur rapport à la sonorité, avec des changements rapides d’articulation et de mode de jeu que Manon exploite souvent, comme dans son sextuor Arc aux Six Couleurs que nous avons créé avec l’Ensemble Sillages. 

 

 

Après ces deux versions, adapter la pièce pour violon seul est une démarche peu ordinaire. 

Cela représentait un défi stimulant pour Manon et moi. La plupart des transcriptions réalisées dans ce domaine tendent plutôt vers l’orchestration et la spatialisation, comme Anthèmes 2 de Pierre Boulez, B Partita de Philippe Manoury ou le cycle des Chemins de Luciano Berio. Après avoir orchestré la pièce dans sa version Ys II, l’acte de réécriture pour violon seul dans Ys 0 impliquait de penser différemment le rapport au temps et au phrasé, quitte à réviser la forme pour conserver la pertinence du discours. Mais je me dois de souligner la rapidité avec laquelle Manon comprend et intègre dans son écriture la complexité des instruments pour lesquels elle compose, sans pour autant laisser l’interprète baigner dans une zone de confort. En cela nos séances de travail ont toujours été des moments ouverts d’échange et de remise en question, ce qui est très enrichissant et constitue à mon sens tout l’intérêt d’une collaboration.

En comparaison, votre approche de l’œuvre de Toshio Hosokawa semble diamétralement opposée : deux compositions relativement espacées dans le temps et pour lesquelles vous n’avez pas collaboré. 

En quelque sorte. Ce qui m’a d’abord fasciné dans le répertoire de Toshio Hosokawa est bien entendu la qualité de la synthèse qu’il réalise entre l’avant-garde occidentale et la tradition séculaire et multiple de la musique japonaise. Mais entre Winter Bird qui est sa toute première pièce créée en 1978 et Spell, publiée en 2010 sous la forme d’un manuscrit, son évolution esthétique est perceptible et me semblait intéressante à mettre en avant. Ses œuvres de jeunesse manifestent une forte influence de l’école de Darmstadt avant qu’il ne développe dans son écriture le concept de calligraphie sonore, où le geste du musicien se déploie tel un coup de pinceau sur une toile blanche.

 

J’ai souvent entendu en classe de violon cette métaphore de manier l’archet comme un pinceau sur la corde. Avez-vous travaillé techniquement dans ce sens ? 

Exactement, et j’ai d’ailleurs fait le choix de travailler avec des baguettes très flexibles, à la limite de l’instabilité, afin de me rapprocher du point critique où tout ne tient qu’à un fil. Cela implique parfois d’accepter les aspérités dans le jeu. L’importance accordée au silence, à la concentration qui précède l’acte de peindre un son suppose de laisser derrière soi une part de ses expectatives pour exprimer la beauté de cette musique. 

 

Cette beauté réside donc avant tout dans le caractère éphémère du geste ?  

Si l’on considère que la musique est du temps organisé avant d’être un timbre ou une note particulière – ce dont je suis pour ma part convaincu -, alors la fragilité de ces gestes peut suffire à nous toucher autant que la contemplation d’un enchainement harmonique. Cela est d’ailleurs valable à l’intérieur d’un petit motif ou à l’échelle d’une pièce : dans Spell, les chuchotements de la coda quasi niente sont comme la cendre d’un temps brulé par un geste unique qui s’est progressivement intensifié. De la même façon, la dilatation du temps dans le second mouvement de Winter Bird donne toute leur force expressive aux évènements sonores les plus brefs. 

 

Dans un tel contexte, comment avez-vous préparé l’enregistrement avec l’ingénieur du son ? N’y a-t-il pas un paradoxe à tenter de saisir cette fragilité dans l’environnement artificiel d’un studio ? 

Il existe un sentiment de solitude face au microphone, comme si la toile était en quelque sorte réfléchissante et munie d’un effaceur, ce qui est déstabilisant. Mais nous avons plus à y gagner qu’à y perdre car il s’agit d’un véritable exercice d’humilité au service de la musique. De plus l’environnement, bien qu’artificiel, n’est pas stérile : le choix du lieu, de la personne derrière la machine et des outils utilisés ont leur importance. J’avais déjà eu l’occasion de travailler avec Thomas Vingtrinier et avait pleinement confiance en son professionnalisme, sa sensibilité ainsi qu’en l’acoustique inspirante de son studio Sequenza. Nous avons donc abordé cette session en alternant les prises longues et les phases de dialogue pour se rapprocher le plus possible de la spontanéité que réclament ces musiques délicates, tout en se permettant des approches plus ciblées lorsque cela nous semblait pertinent. 

 

Ces quatre pièces sont entrecoupées d’interludes issus des Ayres for the Violin de l’italien Nicola Matteis, qui était un violoniste très remarqué au XVIIème siècle. Toutefois l’écart temporel qui le sépare de Manon Lepauvre et de Toshio Hosokawa est conséquent, comment trouve-t-il sa place au sein de ce disque ? 

Par sa contribution à l’écriture du violon dans l’histoire ! Installé à Londres en 1672, il était alors un virtuose inégalé, à la sonorité polyphonique mystérieuse d’après les témoignages de ses contemporains. Ses quatre livres pour violon témoignent d’une inventivité instrumentale qui préfigure le travail de Tartini, Locatelli et bien d’autres. Son fils, Nicola Matteis II, a laissé deux Fantaisies comportant des techniques que l’on retrouvera dans l’œuvre pour violon seul de J.S. Bach, comme les marches harmoniques que l’interprète réalise en arpègement. J’ai choisi de faire figurer quelques extraits senza basso d’après les manuscrits de ces deux compositeurs et de laisser ce regard sur le passé tracer lui-même les lignes qui remontent jusqu’à nos créations musicales. Par leur curiosité et leur audace, les musiciens d’hier ne sont pas si différents de ceux d’aujourd’hui. 

Propos recueillis par Marie Bouchier, médiatrice de la musique