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A l'occasion de la sortie de son livre "Compositrices, l'histoire oubliée de la musique" nous lui avons posé quelques questions lors du Festival Aérolithes 2023.
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Questions à Guillaume Kosmicki, auteur et musicologue

A l’occasion de la sortie de son livre « Compositrices, l’histoire oubliée de la musique » nous lui avons posé quelques questions lors du Festival Aérolithes 2023.

Vous êtes musicologue, journaliste et critique musical, conférencier, et auteur édité chez “le mot et le reste” d’ouvrages qui font de vous un des spécialistes des musiques électroniques et contemporaines. Début 2023 vous publiez Compositrices, l’histoire oubliée de la musique, qui se présente comme un manuel d’histoire, et se découpe volontairement sur les mêmes périodes que les ouvrages musicologiques qui font traditionnellement référence. L’introduction de votre livre peut susciter de l’émotion. Qu’est-ce qui, vous, vous a motivé ?

J’ai pu ressentir de la colère, et plus particulièrement contre moi-même, je le dis sans détours. C’est une anecdote toute bête qui m’a lancé dans cette aventure. Je fais effectivement beaucoup de conférences, sur plein de sujets qui me passionnent, dans de très nombreux domaines, sur de nombreux siècles de l’histoire de la musique. Tout particulièrement sur l’époque contemporaine mais pas uniquement. Dans toutes ces conférences que je menais déjà depuis très longtemps, je n’avais jamais parlé des compositrices. C’est une association à Quimper un jour qui m’a demandé pour le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, de parler des compositrices, en 2012. Je me suis dit très bêtement que cela allait être un sujet très rapide à monter… un sujet intéressant parce que je ne m’y étais encore jamais penché. J’avais quelques noms en tête, que nous connaissons je pense à peu près toutes et tous : Clara Schumann, parce que c’est une “femme de”… Robert Schumann ; Alma Mahler, “femme de” aussi, celle de Gustav Mahler ; Fanny Meldelssohn, “sœur de” ; et puis j’avais Lili Boulanger. Alors elle c’est une sœur, mais de Nadia Boulanger, qui est une immense pédagogue, une immense cheffe d’orchestre, qui a lutté toute sa vie pour que sa sœur soit connue. J’ai commencé à fouiller sur la musique de ces compositrices. Pendant toute ma scolarité, dans une école de musique d’une petite ville dans le sud de la France, en musicologie à la faculté d’Aix-en-Provence, où j’ai eu des professeurs hommes et femmes, je n’avais jamais entendu parler d’aucune compositrice pendant aucun de ces cours. Je faisais du violon, de la guitare, je n’ai jamais joué l’œuvre d’une compositrice. Je me souviens des posters des salles de solfège où il n’y avait qu’un panthéon de compositeurs. Tout me laissait croire, ce que je pensais au début en préparant cette conférence, que c’était un sujet un petit peu annexe, pas forcément LA grande histoire, parce que dans tous mes livres, dans tout ce que j’avais appris, cela parlait bien de quelques noms, mais je n’avais jamais pensé que c’était un monde gigantesque que j’allais découvrir… et que je ne cesse de découvrir… car à vrai dire j’ai eu assez honte de moi. Déjà j’étais un peu en colère contre cet enseignement qui ne m’avait pas donné de pistes, et puis contre moi-même parce que j’avais quelques noms, mais je n’avais même pas creusé. Depuis plus de dix ans maintenant je travaille sur ce sujet. C’est une véritable révélation parce que c’est comme si l’on re-découvrait l’histoire de la musique classique, en pensant que le répertoire était figé, même sclérosé, qu’on avait arrêté les choses et qu’on entendrait tout le temps les mêmes œuvres… et bien là il y a de la matière pour une exploration sans fin. Dès que l’on révèle un petit espace, on se rend compte qu’il y a encore énormément à faire.

Il s’agit donc pour vous d’écrire une histoire de la musique par la vie et les œuvres des compositrices exclusivement. D’un point de vue historiographique c’est très intéressant, la manière dont l’histoire se raconte, comment elle s’enseigne aussi dans les écoles… Ici, pourrait-on parler d’un ouvrage en mixité choisie, à partir du moment où y prime la vie menée par les compositrices, leur expression artistique à elles, et où les compositeurs sont cités seulement dans la mesure où les compositrices exercent une influence sur eux ? En choisissant de critiquer une vision androcentrée de la musique, comment avez-vous travaillé sur votre propre regard ?

C’est vrai qu’il y a un apprentissage de la déconstruction auquel nous nous attelons tous et toutes. 

J’ai conservé des bases qu’on peut remettre vraiment en question. J’ai gardé les périodes de l’histoire de la musique : Moyen-Âge, Renaissance, Lumières, etc. Il y a eu énormément de travaux d’historiennes surtout, il faut bien préciser que les premiers chercheurs à défricher le domaine de l’histoire, notamment de la musique au travers des compositrices, sont des femmes, des musicologues, ça s’est passé fortement aux États-Unis. Donc la première chose que j’ai faite a été de lire beaucoup de travaux de chercheurs, et surtout de chercheuses.

C’est vrai que j’aurais pu vraiment déconstruire, remettre en question beaucoup de choses, par exemple le concept de Renaissance, de Lumières qu’on emploie toujours dans l’histoire, parce que des historiennes ont bien montré par exemple qu’il n’y a pas de Renaissance pour les femmes dans la société occidentale. En réalité c’est le retour des bûchers de sorcière, de l’interdiction de participer à des guildes, et notamment celles de musiciens et de musiciennes… l’interdiction d’accéder au travail, à l’héritage, etc. C’est donc tout sauf une Renaissance pour les femmes. Les Lumières c’est la même chose. 

J’ai fait le choix de conserver ces catégories et de ne pas tout faire voler en éclats afin qu’on puisse continuer à comparer les choses. Ce n’est qu’une étape de travail. Par ailleurs je ne me suis pas posé radicalement la question de ma place et de la position, étant donné que j’ai gardé la structure d’une histoire un peu classique je dirais. 

Ce qui n’est pas du tout classique dans mon histoire est effectivement que j’ai choisi de prendre pour illustrer toutes les phases de l’histoire de la musique uniquement des œuvres et des travaux de compositrices. 

Pour préciser les choses par rapport à ce terme de “mixité choisie”, il y a eu des moments où j’ai dû évoquer quand même des travaux de compositeurs. Quand on parle par exemple de l’invention de l’opéra, c’est des compositeurs qui l’ont inventé, mais rapidement j’ai montré que, oubliées dans l’histoire, il y avait eu très vite des compositrices qui s’étaient emparées du genre, et qui l’avaient fait avec beaucoup de talent et de brio, bien plus que ce que l’on a pu dire au cours de l’histoire jusqu’à nos jours. 

C’est une évidence mais cela me semble important de le rappeler : l’histoire est un récit, comme le disait Paul Ricœur. Une histoire s’écrit, peut se réécrire, se refaire, se revoir. Cela a été le credo que j’ai eu en tête tout au long de mon écriture. C’est ce qui a guidé les choses. 

Effectivement, comme conclusion du livre, vous écrivez “qu’il est possible d’écrire une histoire de la musique uniquement à partir de l’œuvre de compositrices”, en précisant que les éléments contextuels qui ont pu aussi entraver leurs expressions font partie de cette histoire.

Les compositrices ont été oubliées de l’histoire de la musique, et écrire une histoire uniquement à partir d’elles permet de montrer que c’est complètement possible oui. 

Ces moments très difficiles, les épreuves qu’elles peuvent traverser pour pouvoir écrire, me donnent envie de citer deux exemples dans l’ouvrage. Il y a des périodes où l’on observe d’énormes trous, que je qualifierai de “béants” dans l’histoire, où l’on ne trouve plus aucun nom de compositrice. Notamment à la fin du Moyen-Âge lorsque la polyphonie se développe, et qu’elle devient le moteur même de la grammaire musicale, des édifices extrêmement complexes avec des jeux rythmiques et mélodiques très aboutis, on ne trouve plus de compositrices alors qu’elles étaient plus tôt présentes au Moyen-Âge avec la monodie. Or cet enseignement de la polyphonie ne se passe que dans les maîtrises, ou alors dans les universités mais qui ne sont ouvertes qu’aux hommes. Forcément elles disparaissent à ce moment-là. Mais c’est l’histoire de la musique aussi. C’est comprendre à quel point les femmes ne peuvent pas accéder à la musique à cette période.

L’autre exemple que je prendrais c’est au XIXe siècle. En France on parlait avec beaucoup de condescendance d’ailleurs des “ouvrages de dames”, à propos de ce que l’on attendait des femmes de la petite et de la grande bourgeoisie lorsqu’elles composaient. Cela pouvait être possible, c’était accepté bien sûr, mais cela se passait dans un domaine bien spécifique qui était celui du privé, pas du tout dans le domaine public. Elles y étaient présentes avec modestie et retenue, avec tout ce que l’on attendait des femmes dans les stéréotypes sociaux. Les ouvrages de dames étaient destinés au piano, éventuellement au piano et à la voix. Il ne fallait pas trop aller dans la démonstration, la virtuosité à l’extrême. On donnait ainsi aux femmes une éducation musicale qui leur permettait de réaliser cela, qui leur ouvrait cette porte. Là je suis tout à fait d’accord avec la sociologue Hyacinthe Ravet qui explique qu’il nous faut changer nos grilles de lecture. Ces entraves, ces blocages, ces difficultés que les compositrices ont pu rencontrer ne les ont pas du tout empêchées de faire des chefs-d’œuvre dans les domaines qui leurs étaient réservés. 

Tous les créateurs ont des difficultés, des entraves, des blocages, même parfois avec des moyens incroyables, certains projets n’aboutissent pas. Ces entraves font les œuvres et les chefs-d’œuvre aussi. Même dans les œuvres très modestes, pour voix et piano, les lieders, les mélodies, les pièces pour piano seul, il y a de petits bijoux de construction, des œuvres magnifiques, profondes et émouvantes qui disent des choses sur le monde. La musique parle de nous, du contexte dans lequel elle se crée. C’est pourquoi il est fondamental de changer nos grilles de lecture. 

Il était question tout à l’heure du panthéon de portraits de compositeurs que l’on trouve dans les conservatoires. Votre livre regroupe environ 70 portraits de compositrices avec des analyses d’œuvres et des suggestions d’écoute d’enregistrements de leurs œuvres. Est-ce que les compositrices qui apparaissent dans cet ouvrage font office d’exemple, de modèle ? Comment les avez-vous choisies ? 

Je n’ai pas pensé à l’idée de modèle. Pour certaines périodes, je n’ai pas eu le choix. C’est-à-dire qu’on a jusqu’alors tellement peu de traces de ces compositrices que finalement le choix est assez limité, on a pas beaucoup de noms. Donc pour le Moyen-Âge par exemple c’est assez évident, les noms s’imposent d’eux-mêmes. J’ai du commencer vraiment à choisir par rapport à l’état de la recherche actuelle, parce qu’il n’est pas interdit qu’on découvre encore beaucoup d’autres choses, à partir du XIXe siècle, où il commence à y avoir beaucoup de noms. 

Pour le XXe siècle, la partie la plus contemporaine, j’ai dû faire vraiment beaucoup de choix : on a beaucoup de noms autour de nous, beaucoup de compositrices, et c’est heureux. Sans penser à établir des modèles, j’ai choisi d’illustrer ces périodes par des parcours, mais aussi par des choix esthétiques, afin de représenter à peu près toutes les écoles, ou tous les grands courants du XXe et du XXIe siècle, et montrer que les compositrices étaient présentes dans chacun d’entre eux, au moins par un nom.

Est-ce que cela fait modèle ? Oui un petit peu, en tout cas cela montre que les compositrices sont présentes dans ce que l’histoire de la musique aujourd’hui choisit de mettre en lumière comme langages musicaux. Mais il y a des noms que j’ai dû laisser malheureusement de côté, parce que ce livre fait 465 pages et qu’il fallait que je le finisse aussi. Certains noms écartés sont pourtant absolument fondamentaux, leur musique est sublime… c’est pourquoi je n’ai pas voulu avoir cet esprit-là. J’ai surtout eu envie de produire quelque chose d’un peu surplombant, synthétique, qui touchait un peu à tous les cas de figure. Même pour le XIXe siècle, j’ai voulu parler de jeunes filles qui ont grandi dans des familles d’artistes et qui ont été encouragées, pour lesquelles toutes les portes se sont ouvertes. Il y a eu des cas comme ça. Et d’autres où au contraire pour lesquelles toutes les portes étaient complètement fermées mais qui, par leur vocation, par leur engagement, par leur foi dans leur art ont réussi malgré tout à briser les barrières et à écrire, ou même à écrire pour le tiroir mais en tout cas à écrire quand même. 

Ce que je tiens vraiment à préciser, cela me semble primordial, c’est que je n’ai pas mené de recherches pour écrire cet ouvrage. Je me suis appuyé sur des recherches qui étaient déjà faites, de musicologues, d’historiennes, surtout de femmes chercheurs qui ont travaillé dans ce domaine-là. J’ai cité bien sûr toutes mes sources à la fin du livre. C’est donc un ouvrage de synthèse et pas le résultat d’une recherche sur un sujet. Je n’aurais pas pu d’ailleurs chercher sur toute l’étendue des siècles que j’évoque. Le propos de mon ouvrage a donc été de faire une synthèse vulgarisée et je l’espère la plus complète possible des recherches menées sur les compositrices jusqu’à aujourd’hui. 

C’est difficile de synthétiser quelles sont les compositrices emblématiques à mettre en valeur. L’association HF Île-de-France propose et met à disposition des conservatoires et des particuliers sept portraits de compositrices françaises du XVIIe au XIXe siècle : Élisabeth Jacquet de la Guerre, Sophie Gail, Hélène de Montgeroult, Louise Farrenc, Pauline Viardot, Marie Jaëll et Augusta Holmès, illustrées par Lorraine les Bains (hf-idf.org/compositrices-en-tete). 

Par rapport à ces frises chronologiques qui existent déjà, et à partir desquelles il reste encore beaucoup de travail à réaliser, comment d’après vous pourrait-on procéder, et qui pourrait choisir de valoriser plutôt telle ou telle compositrice ? Est-ce que d’avoir accompli ce travail de synthèse vous permet de donner des éléments de réponse ? 

C’est très complexe et c’est valable aussi pour les compositeurs, pour tous et toutes les artistes. Évidemment que dans les choix il y a toujours une part personnelle et subjective qui entre en compte, mais lorsque l’on écrit on tente d’être le plus objectif possible. 

Celles qui ont été déjà largement évoquées, mises en lumière par des émissions de radio, des enregistrements de disques, sont des compositrices dont on a fait les preuves de leur valeur, de leur grande importance dans l’histoire. 

Pourquoi HF en a choisi sept ? Déjà c’est beaucoup, au vu de ces panthéons de compositeurs qui placardent encore les murs des conservatoires. Les choses sont pourtant en train de changer. On renomme des salles de conservatoire, on met des posters tout frais de compositrices importantes… mais évidemment il y en a encore énormément à découvrir. 

J’ai travaillé avec beaucoup de musicologues qui m’ont fait la joie et l’honneur de relire mon travail, notamment certaines périodes. C’est le cas de Catherine Deutsch pour la période de la Renaissance. C’est le cas de Florence Launay qui a lu le XIXe siècle parce qu’elle est spécialiste de ce domaine-là. Elle a même tout relu parce qu’elle est incroyablement engagée et militante. Je tiens à dire aussi que c’est quelque chose que je n’ai jamais rencontré dans d’autres sujets que j’ai abordés au cours de ma vie de musicologue. Il y a eu un véritable partage des sources, des données, parce que c’est un sujet militant. On est toutes et tous engagés dans quelque chose où l’on se sent porté par une cause, et je n’ai jamais vu une telle facilité à puiser, publier, diffuser les articles etc, parce que nous travaillons pour une cause commune. C’était assez fascinant et très agréable à vivre. 

Florence me disait : “il faut absolument que tu cites cette compositrice, parce que c’est un ouvrage, j’en suis sûre, qui risque de déterminer aussi des choix de programmes de concert,… ”. Elle tenait à ce que certains noms y soient. C’est assez crucial je crois, de choisir ou de ne pas choisir un nom. 

C’est une responsabilité, je n’ai pas envie de la porter en plus, c’est terrible. Pour mettre un bémol à ce que je viens de dire, il est vraiment très important de se dire qu’on est tous et toutes responsables de ce qui va se faire par la suite. C’est fondamental. C’est-à-dire qu’autant les jeunes élèves des écoles de musique peuvent demander à leurs professeur.e.s de travailler des partitions de compositrices quand ils n’en n’ont pas sous les yeux ; les professeur.e.s bien entendu sont responsables par les partitions qu’ils/elles donnent à leurs élèves ; les directeur.ice.s de salles ; les directeur.ice.s de festivals ; les mélomanes, toutes celles et ceux qui vont aux concerts, qui peuvent être curieux.ses d’aller dans un concert où il n’y a pas de noms connus au programme, pour soutenir une initiative ; les musicologues bien entendu… Nous sommes toutes et tous responsables et en mesure d’agir. 

Ce qui serait le pire, je le dis à la fin du livre, c’est que ce sujet devienne une mode. Il l’est un peu, c’est certain, on le sait et on en parle beaucoup. Mais quand cela devient une mode, comme toutes les modes, ça passe. On perd l’intérêt pour la chose. C’est à nous toutes et tous de faire en sorte que cela ne soit pas une mode, mais qu’au contraire, que ce soit un mouvement profond, réel et authentique. 

paroles extraites d’entretiens menés au Manoir de Troguéry pendant le festival Aérolithes et à Dialogues Musique à Brest en juin 2023

propos recueillis et transcrits par Marie Bouchier